D'où vient le "french bashing" des médias américains ?
Après la polémique suscitée par deux articles de "Newsweek" sur "la chute de la France", francetv info s'est entretenu avec un universitaire américain, Arthur Goldhammer, fin observateur de l'actualité française.
"Mon Dieu !" Le site américain Newsweek a encore touché la corde sensible tricolore, vendredi 3 janvier, en publiant un article intitulé "La chute de la France". En réponse aux réactions outrées à son article, l'ancien fleuron de la presse américaine a récidivé, lundi, en s'interrogeant : "Comment le pays du coq est devenu une autruche".
Les Français sont-ils devenus trop susceptibles ? Francetv info a interrogé Arthur Goldhammer, un chercheur américain affilié au Centre d'études européennes de l'université Harvard. D'Alexis de Tocqueville à Pierre Rosanvallon, il a traduit plus de 120 ouvrages français et tient le blog French Politics, où il commente l'actualité française.
Francetv info : A en croire Newsweek, la France est un pays où le litre de lait coûte presque 6 euros et où les couches pour bébés sont gratuites. Comment expliquer de telles erreurs factuelles ?
Arthur Goldhammer : C'est du journalisme sensationnaliste, dont le but est avant tout d'attirer des lecteurs. Newsweek, qui n'existe plus comme magazine hebdomadaire (il ne paraît désormais que sur internet), ne fait qu'imiter son ancien concurrent, Time. Ce dernier a publié, en 2007, un article sur la mort de la culture française, avec autant d'erreurs et d'exagérations. Il est ahurissant de publier de tels articles. On pourrait également parler de l'hebdomadaire britannique The Economist qui a, lui aussi, un faible pour la comparaison tranchante, mais superficielle.
Malgré tout, l'engouement en France autour de l'article de Newsweek est un jeu de dupes, car de tels articles relèvent de la provocation. Cela ne méritait pas la réaction de ministres français. Aux Etats-Unis, d'ailleurs, personne n'a repris l'article.
Comment la France est-elle perçue outre-Atlantique ?
D'où viennent ces clichés, que l'on retrouve aussi dans les propos du PDG américain de Titan, Maurice Taylor, au sujet des ouvriers français de Goodyear à Amiens ?
C'est le fruit d'une longue histoire entre les deux pays, difficile à résumer. Dans les années 1950, les Américains ont été marqués par l'interventionnisme français en matière de développement économique – d'où l'image de gouvernement omniprésent. Il y a aussi eu l'attitude de De Gaulle à l'égard des Etats-Unis et une tradition de diplomates aristocrates français – d'où l'image d'arrogance.
Aujourd'hui, les médias ont une responsabilité importante dans la propagation de ces clichés. Le monde universitaire, plus sérieux, est davantage préservé. Les comparaisons superficielles de certains chercheurs sont corrigées par les critiques aimables des collègues dans les conférences internationales.
Les médias américains arrivent-ils à couvrir l'actualité française sans céder à la tentation des clichés ?
Ce qui me frappe dans l'affaire Newsweek, c'est que, dans le même temps, The New Yorker a publié un très bon dossier sur les Roms, très documenté, dont personne n'a parlé en France. C'est pourtant beaucoup plus sérieux que l'article de Newsweek et d'une qualité inégalée sur le sujet. Même dans la presse française, je n'ai pas lu d'entretiens aussi poussés avec des chercheurs français et américains, avec Manuel Valls, avec des représentants de la communauté rom... J'y ai beaucoup appris sur l'attitude du gouvernement et l'histoire des Roms.
La question de la xénophobie en général, avec la montée du Front national et le rapport aux immigrés, intéresse les Américains. Les élections européennes, où le FN va sans doute faire un bon score, vont être l'occasion de parler de cet aspect de la société française. Cela vaut aussi pour les débats sur la "quenelle" de Dieudonné, qui intéressent les Américains.
La question de la race est très importante pour eux, qui ont l'habitude de recevoir des leçons des Français sur le sujet et aiment voir que les Français aussi ont des problèmes de ce côté. On veut aussi voir, plus sérieusement, si cela va déchirer la France et causer une rupture profonde au centre de l'Europe.
Il est donc exagéré de réduire au "french bashing" la couverture médiatique anglo-saxonne de l'actualité française...
Oui, mais on ne peut nier des vagues épisodiques. Le "french bashing" a été particulièrement grave durant la guerre en Irak [en 2003]. A l'époque, il y avait une tension forte entre les deux pays, autour d'un vrai différend sur l'entrée en guerre.
Aujourd'hui, la comparaison porte sur la France qui reste enlisée dans la crise et les Etats-Unis qui veulent croire qu'ils en sortent. Cela prête à tous les clichés entre la France étatiste, dirigiste, protectrice, et l'Amérique avec son économie libérale et ses lois plus souples. Critiquer la France est aussi un alibi pour ne pas porter l'attention sur les faiblesses de la société américaine. C'est réconfortant pour les Américains.
La France apparaît-elle vraiment enlisée ?
On s'inquiète beaucoup de l'état de la France car elle est, avec l'Allemagne, le moteur de l'Europe. Après deux présidences à peu près incapables de fournir une réponse adéquate à la crise économique, on se demande, à l'étranger, si la France va succomber et précipiter une crise plus générale de l'Europe et de l'Union européenne, faute de réforme.
Avant l'élection présidentielle de 2012, l'hebdomadaire The Economist avait consacré sa une à "La France en déni". On retrouve ce terme de "déni" dans les deux articles de Newsweek. Pourquoi ?
Au-delà du déni, c'est le thème du déclin qui ressurgit. Les Américains ne font que s'inspirer des Français, qui n'ont pas attendu pour parler de déclin. Je pense notamment à un livre de Nicolas Baverez, publié il y a quelques années (La France qui tombe : un constat clinique du déclin français, Perrin, 2003).
Le déclin est un thème répandu à travers l'Occident, avec la montée de la Chine et d'autres économies émergentes. On s'inquiète pour l'avenir de nos sociétés et il est plus facile pour les Américains de porter leur regard ailleurs. Ainsi, c'est la France qui est "le maillon faible de l'Occident" et "l'homme malade de l'Europe". C'est plus facile que de dire que le problème concerne l'Occident tout entier, du fait de la mondialisation.
L'année dernière, The New York Times a évoqué un "malaise" français. Que faut-il y voir ?
J'ai moi-même constaté un certain malaise, dû à la crise, quand je suis venu à Paris, il y a deux ou trois mois. Il y a un pessimisme un peu plus profond que la normale. On le retrouve dans la littérature, par exemple dans le livre d'Alain Finkielkraut (L'identité malheureuse, Stock, 2013) qui parle d'une perte de confiance des Français dans leur propre culture, dans leurs avantages, dans leur attractivité, dans la capacité de la France à assimiler ses propres minorités.
La culture française n'a plus la centralité qu'elle avait, même dans l'esprit des Français. Il y a une perte de confiance dans la valeur de l'étude approfondie de la culture française. Elle n'apparaît plus capable d'apporter les réponses nécessaires à l'état actuel du monde. Donc on cherche des réponses aux problèmes français dans d'autres traditions et cultures.
Dans le passé, les Français avaient plutôt l'habitude de chercher du côté de leur propre culture. En matière de politique, il y a une riche tradition de contestation du pouvoir en France. Je pense au livre de Jacques Julliard (Les gauches françaises, Flammarion, 2012) sur la pluralité des traditions de gauche, qui offrait une large gamme de réponses aux crises économiques.
Aujourd'hui, dans cette crise perçue comme mondiale, d'une nature différente, on a tendance à chercher les réponses dans la science économique, qui est moins développée en France que dans les pays anglo-saxons. On se tourne donc vers des économistes américains, avec un lot de critiques de l'euro et de la structure de l'Union européenne.
Malgré tout, les Français ont du répondant. Le nouveau livre de Thomas Piketty (Le capital au XXIe siècle, Seuil, 2013) apporte une réponse à la fois française et globale à la crise, en s'inspirant de la tradition de la gauche française et de l'économie américaine.
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